4. L’art de ne pas grandir
Le mardi suivant, Alice se retrouva soudainement sans enfant à garder, la famille pour qui elle travaillait étant partie sur le continent pour la journée. Elle aurait dû balayer le sable qui envahissait la maison ou expédier à sa mère les papiers qu’elle avait oubliés sur son bureau, mais elle préféra s’acheter un sandwich œufs bacon à l’épicerie et aller se promener sur la plage. Elle finit son sandwich en haut des escaliers, sur la dune, pour éviter que Riley ne lui reproche d’avoir mangé sur la plage. La sœur de la sauveteuse en chef devait donner l’exemple.
Là-haut, elle avait une vue panoramique sur les environs, tout en étant au calme. Dans leurs maillots rouges tout droit sortis d’un épisode d’Alerte à Malibu, les surveillants de baignade écoutaient religieusement les bulletins météo et autres alertes qui leur étaient spécifiquement destinés. Ils y mettaient une certaine solennité, un protocole qui l’agaçait un peu et l’avait dissuadée de suivre les pas de sa sœur. Sans compter qu’elle avait un gros problème avec la brasse papillon.
La dernière bouchée de son sandwich graisseux avalée, elle s’accroupit pour se rincer les mains dans le pédiluve, étant donné que la douche était cassée. Elle était hors service depuis si longtemps que, si ça se trouve, elle avait été réparée, mais Alice ne pouvait pas le savoir car elle n’essayait même plus de tourner le robinet.
Finalement, elle ne descendit pas sur la plage comme prévu, mais se rassit en haut des marches, le menton dans une main. Peut-être parce que Paul était revenu, le monde paraissait avoir subitement changé et tout lui semblait un peu lointain.
En voyant Riley au milieu de ses collègues, elle fut frappée par sa petite taille. Elle le savait – sa sœur avait au moins dix centimètres de moins qu’elle –, mais d’habitude elle ne s’en rendait pas compte.
Sa mère affirmait qu’elle était plus petite que les autres membres de la famille à cause d’une maladie qu’elle avait eue enfant. Alice ne se rappelait plus le nom précis, mais elle savait que sa sœur avait failli mourir. Et que sa mère était tombée enceinte d’elle peu de temps après. Judy mettait également la dyslexie de Riley sur le compte de cette maladie. C’était son expression : « la dyslexie de Riley », comme elle aurait dit « le pull de Riley » ou « le poisson rouge de Riley ». À croire qu’elle tenait à mettre ses gènes hors de cause. Ou alors c’était encore une façon de compter les points avec son mari.
Alice avait toujours été fière de sa sœur parce qu’elle avait du cran et de l’énergie à revendre. Les faiblesses de filles comme la cellulite ou les chagrins d’amour, ce n’était pas pour elle. Elle ne se forçait pas à rire quand elle trouvait que ce n’était pas drôle (alors qu’Alice oui). Elle n’avait pas peur de l’eau. Elle ne ruminait pas des années quand elle était victime d’une injustice.
Alice était toujours aussi fière d’elle, mais aujourd’hui, avec du recul, elle se sentait aussi triste pour elle. Riley avait été la plus jeune surveillante de baignade de l’île. Maintenant, elle était sans doute la plus vieille. À vingt quatre ans, rares étaient ceux qui pouvaient se permettre de passer tout l’été sur la plage. Les autres sauveteurs flirtaient, roulaient des mécaniques, elle le voyait bien, mais pas Riley. Ces nouveaux surveillants n’étaient visiblement pas là pour les mêmes raisons qu’elle à l’époque. Est ce qu’elle était mieux intégrée avant, plus en phase avec ses collègues ? Ou Alice manquai-t-elle de recul alors pour s’apercevoir du décalage ?
Elle se sentait soudain le devoir de protéger sa sœur – quel retournement de situation.
Certaines personnes possèdent des dons qui ont une valeur inestimable dans l’enfance.
C’était le cas de Riley. Elle n’avait peur de rien et elle montrait un sens aigu de la justice. Elle était naturellement douée pour le skate, la voile, la course et savait pêcher un poisson avec n’importe quel hameçon. Et grâce à ses talents de lanceuse, elle avait mené son équipe de baseball à la victoire sept ans de suite. Elle était toujours la première à se mettre debout sur sa planche de surf. Elle était même douée pour des activités telles que les tours de cartes ou les jeux vidéo. C’était le genre de gamine avec qui tout le monde rêvait d’être ami, mais jamais elle n’abusait de son pouvoir.
Riley leur ouvrait la porte de mondes insoupçonnés : anciens cimetières, récifs inconnus, vallées, montagnes, trésors engloutis et même les créatures qui rampaient sous les planches de la promenade, trop immondes pour être nommées.
Riley leur donnait l’impression d’être les dieux de leurs mondes, mais sa sœur savait qu’elle en était l’unique déesse.
Elle avait une telle imagination qu’elle ne s’embêtait pas à distinguer ce qui était réel de ce qui ne l’était pas. Plus les autres grandissaient, plus ils attachaient d’importance à cela, mais pas Riley. Elle s’en moquait complètement.
La première année où, grâce à elle, l’équipe avait gagné le championnat de baseball, Riley avait remporté deux coupes, et le soir, elle était venue dans la chambre d’Alice et lui avait tendu la plus grande.
– Tiens, c’est pour toi.
Ravie, Alice avait posé la coupe sur son étagère, au milieu des récompenses qu’elle avait reçues « pour sa participation ». Elle s’était dit que cette magnifique coupe en attirerait d’autres.
Mais rien ne s’était produit, et jour après jour, cette énorme coupe semblait narguer ses minuscules trophées. Si bien que, l’été suivant, Alice l’avait discrètement reposée sur l’étagère surchargée de sa sœur. Elle n’avait rien dit à Riley et elle ignorait si elle l’avait remarquée. Sa sœur avait beau être généreuse, Alice avait compris qu’elle ne pouvait lui faire partager ce qui comptait le plus.
La définition du mot « succès » semblait évoluer au fil du temps. Les filles très « girly » qui étaient mises à l’écart autrefois virent leur heure de gloire arriver l’été suivant la classe de quatrième, car les garçons commençaient à s’intéresser à celles qui avaient de la poitrine et mettaient du gloss.
Plus tard, c’est la réussite scolaire qui prit de l’importance : on cherchait à savoir qui était admis dans telle ou telle université. Puis leurs anciens amis se mirent à ne plus penser et à ne plus parler qu’argent et boulot.
Alice trouvait injuste que les dons si précieux dans l’enfance aient perdu tout leur prestige, réduits au statut de hobbies, tout au plus. Ce qui autrefois faisait la gloire de Riley n’avait plus de valeur aujourd’hui et elle était à mille lieues de tout ce qui était devenu important.
Alice glorifiait les qualités que possédait sa sœur. Elle vénérait Riley, qui assumait son rôle d’idole bienveillante et prenait toujours soin d’elle. Paul aussi, à sa manière, prenait soin d’elle. En retour, Alice mettait toute son énergie et ses maigres talents à les imiter, à aimer tout ce qu’ils aimaient, à rejeter tout ce qu’ils détestaient. Elle faisait de son mieux.
Mais elle eut l’impression de trahir Riley lorsqu’elle s’aperçut, bien plus tard, que ses qualités naturelles – son goût pour la communication, son sens de l’observation, sa prudence, son empathie – la préparaient mieux que sa sœur au monde adulte.
Et puis il y avait Paul. Qui cumulait tous les talents, ceux de l’enfance et ceux de l’âge adulte. C’était un bon élève, doté d’une plume subtile. Il avait un sens aigu de l’ironie et une façon d’être virile et élégante. Il avait de l’argent, un nom prestigieux – même s’il n’avait aucun respect ni pour l’un ni pour l’autre. Il était équipé pour passer triomphalement d’un âge de la vie à l’autre, et pourtant aucune période ne semblait lui convenir.
Mal à l’aise, Alice restait là, à regarder sa sœur, appuyant là où ça faisait mal, comme on titille une dent cariée. C’est extrêmement perturbant de plaindre une personne que l’on admire. Et c’est encore plus dérangeant de savoir que cette personne ne se rend pas compte qu’elle est à plaindre. Alice aurait préféré être comme elle, ne pas savoir. Elle refusait que les rapports s’inversent.
Mais elle avait le sentiment que, tout superficiels qu’ils étaient, les collègues de sa sœur avançaient dans la vie, comme elle, alors que Riley, fidèle à elle-même, n’évoluait pas.
– Le vent se lève, on pourrait sortir le catamaran, proposa Riley juchée sur son vélo, en rattrapant sa sœur qui rentrait d’un baby-sitting chez les Cohen.
– OK, allons-y, répondit Alice.
Elle n’avait pas le niveau de Riley, mais elle aimait la voile. Elle avait même remporté quelques prix… en équipe avec sa sœur, bien sûr.
– Je vais chercher Paul.
– Je crois qu’il travaille sur son mémoire. Riley se retourna en souriant.
– Et alors ?
Alice s’efforçait tant bien que mal de sortir le voilier lorsqu’ils la rejoignirent, preux chevaliers sur leurs montures rouillées. Comme autrefois, ils prirent la relève, préparant nœuds et voiles avec des gestes vifs et précis. Puis ils mirent habilement le bateau à l’eau.
– Grimpe, Alice ! lui lança Riley.
Alice se tapit sur le trampoline, pour éviter le passage de la bôme. Paul poussa une dernière fois le cata avant de monter à bord d’un bond, suivi de Riley. La mer était agitée, et Alice était contente d’avoir un gilet de sauvetage. Elle aurait bien aimé que sa sœur l’imite, mais autant essayer de lui faire porter une jupe hawaïenne.
– Youhou ! s’écria Alice tandis que le voilier prenait de la vitesse, filant vers la haute mer.
Il gîtait déjà, en appui sur une seule coque. Alice se cramponnait à l’autre tandis que sa sœur s’affairait sur le trampoline, bordant les voiles comme si la gravité n’avait aucune prise sur elle. Même Paul s’écarta pour lui laisser les commandes.
– C’est un jour à sortir le spi… si on en avait un, remarqua-t-elle gaiement.
Il n’y avait qu’elle pour vouloir aller encore plus vite.
Ils fendaient les flots, appuyés sur une coque, l’autre dans les airs.
– Alice, prends la barre, ordonna Riley.
– Paul, fais contrepoids.
Chaque bourrasque menaçait de les faire dessaler. Paul se pencha donc en arrière autant qu’il le pouvait sans trapèze, pour contrer la force du vent qui les faisait gîter.
– Haha ! s’exclama Riley, ravie lorsque le voilier pencha tellement que la bôme tapa dans l’eau de la baie.
Plus il y avait de vent, plus elle était heureuse. Elle aimait repousser les limites, quitte à parfois les dépasser.
– Vas-y, abats, Alice ! lui cria-t-elle. Paniquée, Alice ne savait plus dans quel sens barrer et se mit complètement face au vent. La voile se dégonfla brutalement et le bateau retomba avec violence, faisant basculer Paul pardessus bord.
Alice hurla de peur et d’excitation mêlées. Riley lofa et tint la bôme pour permettre à Paul de remonter. Tout cela en riant. Pour elle, une sortie en voilier sans homme à la mer était une sortie ratée ! Et même si elle ne commettait jamais le même genre d’erreurs qu’Alice, elle ne lui en tenait pas rigueur.
Ce qui n’était pas le cas de Paul.
– Alice ! rugit il. Tu sais ce que veut dire « abattre » ?
Il se hissa de nouveau à bord, furieux. Voyant qu’il voulait se venger, elle poussa un cri et se mit debout, en équilibre précaire sur le trampoline.
– Pardon, pardon !
Elle cherchait comment lui échapper, mais elle n’avait nulle part où aller. Elle recula jusqu’au bord de la toile, essayant de prendre appui sur la coque.
– Oh, non, non, tu vas y aller ! menaça-t-il en s’ébrouant.
Jamais il ne se baignait dans la baie de son plein gré.
– Paul ! cria-t-elle en riant. Il l’attrapa en riant lui aussi.
– Désolé, minus !
– Nooon ! protesta-t-elle d’une voix haut perchée qu’elle détestait.
Elle sentit ses mains mouillées posées sur ses hanches resserrer leur étreinte.
– Paul ! Paul ! Tas pas intérêt !
Elle riait tellement qu’elle n’arrivait plus à respirer.
– Paolooooooo ! hurla-t-elle en tombant dans l’eau.
Assise en tailleur sur sa chaise, à trois mètres du sol, Riley regardait la mer. Elle aimait contempler le monde de là-haut. Pour le moment, il n’y avait pas de baigneurs à surveiller. C’était courant, et cela ne la dérangeait pas. Elle pouvait ainsi laisser son esprit vagabonder, voguer sur les flots, sans obstacles pour l’arrêter, à part peut-être les Açores. Tôt le matin, il n’y avait en général que quelques nageurs aguerris. Ils filaient vers le large et sortaient vite de sa zone de surveillance sans incident. Il y avait aussi des surfeurs mais elle ne les couvait pas du même regard que les baigneurs. Elle connaissait les surfeurs, et ils la connaissaient. Elle taquinait parfois les vagues avec eux, elle savait qu’ils avaient un grand respect pour ses capacités et son courage. Ils auraient préféré se noyer plutôt que de se faire sauver par elle.
C’était une habitude qui remontait à très loin, semblait il, mais quand elle fixait l’océan, elle guettait toujours l’apparition d’un dauphin. Elle avait dû en voir dix dans sa vie depuis cette plage. Chaque fois, elle avait éprouvé une joie indicible et, en même temps, un étrange sentiment, qu’elle n’avait connu en aucune autre occasion. Une sensation d’incomplétude, d’insatisfaction.
D’après son père, bébé, son premier mot avait été « plouf », et le deuxième « sauter ». Elle les avait combinés pour décrire les dauphins de l’aquarium de Coney Island. Elle ne venait que pour eux, les deux célèbres dauphins, Marny et Turk, qu’ils avaient fini par considérer comme des membres de la famille. Riley adorait les regarder sauter dans une gerbe d’éclaboussures. Elle s’amusait même à jeter des petites pièces dans les toilettes pour les imiter, plouf ! Elle en avait un vague souvenir, ou alors c’était parce qu’on le lui avait raconté. Pendant des années, lorsqu’ils n’étaient pas à la plage, ils avaient passé tous leurs dimanches à l’aquarium. Il était en plein air, ce qui faisait tout son charme. « Quand tu avais une idée dans la tête… », répétait souvent sa mère en référence à son insistance pour rendre visite à ses deux amis.
Dans sa bibliothèque, il n’y avait que des livres sur les dauphins ; sur les murs de sa chambre, des posters de dauphins ; sur sa housse de couette, des dauphins encore. La seule chose qu’elle aimait regarder, c’était un documentaire sur les dauphins que son père avait enregistré : dauphins communs, dauphins à bosse, dauphins à long bec, dauphins bleu et blanc – fendant les flots et sautant dans de grandes gerbes d’éclaboussures, plouf !
Pendant des années, elle avait supplié ses parents de l’autoriser à prendre le métro toute seule, et le jour où elle avait enfin eu la permission, à l’âge de onze ans, elle avait parcouru la ligne jusqu’au terminus pour aller à Coney Island voir Marny et Turk. Ils ne faisaient plus de spectacles, alors elle les avait simplement regardés nager. Elle avait aussi admiré les requins, les raies, les baleines et les narvals.
Elle aimait bien les bestioles à poil – loutres, phoques et morses –, mais ils ne la faisaient pas rêver. Comme elle, ils étaient prisonniers sur la terre.
Et après avoir vu tout ce qu’elle voulait, enivrée par sa nouvelle liberté, elle avait poussé jusqu’à la fameuse plage, paradis de son enfance. Elle était bordée par une promenade où résonnaient des musiques de supermarché. Derrière se dressait un vieux parc d’attractions désert et des maisons délabrées. Tout cela avait un petit air de désolation et de mélancolie qui n’ôtait rien à la beauté d’une des plus grandes plages du monde.
Et, à sa grande surprise, comme un cadeau de la nature, alors qu’elle scrutait l’horizon, elle les avait aperçus. Ils étaient toute une bande, et sautaient si haut dans les airs qu’on voyait leur dos mouillé scintiller au soleil. Ils allaient, venaient, avec une agilité, une légèreté… Soudain, Riley se demanda s’ils savaient que, non loin de là, deux de leurs congénères dépérissaient, tournant en rond dans leur bassin. Elle se demanda s’ils arrivaient à communiquer, peut-être dans le silence de la nuit, quand la mer était calme. Que pouvait dire un dauphin libre à un dauphin captif ? Pouvaient ils seulement se comprendre ?
Après cette rencontre, il ne lui fut plus possible de penser à ses anciens amis, prisonniers de leur aquarium, confinés dans leur espace clos, sans être triste. Elle avait réalisé, le cœur gros, qu’en dehors des spectacles ils ne sautaient jamais dans une grande gerbe d’éclaboussures, plouf !
Après cela, elle ne voulut plus en voir qu’en liberté.